Point oméga de Don DeLillo / by herwannperrin

Don de Lillo nous emmènes dans deux mondes étranges, ils se rejoignent par un bout. Des mondes à la fois éloignés et proches.

Dans un premier temps on  retrouve un homme devant la performance artistique  au MOMA de Douglas Gordon qui projette le film Psychose d'Alfred Hitchcock au ralenti, sur une période de 24 heures. L'homme en question appréhende cette expérience à sa manière, voulant voir d'une traite le film, il revient pendant plusieurs jours pour voir se dérouler celui-ci, se plongeant littéralement dans les abîmes du temps. L'espace reste le même mais les mouvements sont ralentis, le temps se contracte et tout ce qui apparaissait dans une continuité se retrouve sous un autre plan, les effets de saisissement ne sont plus, les plans se découpent de manière infinitésimale

De l'autre côté, on retrouve un jeune cinéaste Jim Finley qui veut réaliser un film sur Richard Elster, un universitaire conservateur qui a été invité au gouvernement pendant quelques temps. Jim aimerait faire un film sur lui, sur ce qu'il est ce qu'il a fait. L'homme l'invite à venir dans sa propriété, quelques part aux portes du désert. Sa fille arrivera de manière inopinée quelques jours plus tard, sa mère voulant l'éloigner de New York. Difficile de percer un homme tel que celui-ci, à la verve légendaire, dont la pensée est au-delà des contingences, visionnaire. C'est là-bas qu'il est question du point Oméga.
Mais j'ai quand même un peu de mal à trouver le lien avec la pensée de Theilard de Chardin qui voit dans le point Oméga : "Le « point Oméga » est conçu comme le pôle de convergence de l'évolution. Le « Christ Cosmique » manifeste l'avènement d'une ère d'harmonisation des consciences fondé sur le principe de la « coalescence des centres » : chaque centre, ou conscience individuelle, est amené à entrer en collaboration toujours plus étroite avec les consciences avec lesquelles il communique, celles-ci devenant à terme un tout noosphérique. L'identification non homogénéisante du tout au sujet le percevant entraîne un accroissement de conscience, dont l'Oméga forme en quelque sorte le pôle d'attraction en jeu à l'échelle individuelle autant qu'au plan collectif. La multiplication des centres comme images relatives de l'ensemble des centres harmonisés participe à l'avènement de la résurrection spirituelle ou théophanie du Christ Cosmique."

Et puis c'est la disparition et l'effondrement, la perte de repères, le retour. Cette seconde moitié de première partie rend très bien l'ambiance et les échanges qui ont lieu, les discussions, les non discussions, la chaleur du désert, cette qualité intrinsèque, presque visuelle, cette envie d'aller là-bas, de se perdre dans ces horizons et ce ciel ; s'abandonner à la vie qui passe.

Dernière partie, ou la rencontre, éphémère mais qui changera de beaucoup les données de l'équation.
Rencontre entre l'homme qui regarde depuis maintenant quelques jours et plus la projection de Psychose au MOMA et cette femme, conversation étrange et décalée, elle arrive à le sortir de sa torpeur, de son enfermement par sa manière décalée d'être elle-même.

Une écriture riche et visuelle qui vous donne à réfléchir à la fois sur la perception et sur l'espace qui vous entoure. Beaucoup de perception de soi dans cet étrange roman entre essai et fiction. Les interrogations fusent, sur soi, sur les autres, sur notre condition humaine en ce bas monde et sur la vie qui défile et cet espace qu'est le temps.

Un extrait :

"Il y avait un homme debout contre le mur nord, à peine visible. Les gens entraient par deux ou trois, ils s'immobilisaient dans l'obscurité pour regarder l'écran, et puis ils s'en allaient. Parfois c'est tout juste s'ils franchissaient le seuil, des groupes plus nombreux arrivés là par hasard, des touristes ahuris. Ils regardaient en se balançant d'un pied sur l'autre, et puis ils s'en allaient.

Il n'y avait pas de sièges dans la salle. L'écran sur pied était dressé au milieu, trois mètres sur cinq. C'était un écran transparent, et quelques visiteurs, peu nombreux, prenaient le temps de passer de l'autre côté, où le même film, plan par plan, se déroulait à l'envers. Ils s'attardaient encore un moment et puis ils s'en allaient.

La salle était froide, et seule la lueur grise de l'écran l'éclairait. Près du mur nord, l'obscurité était presque complète, et l'homme qui se tenait là seul leva une main vers son visage, répétant, avec une extrême lenteur, le geste d'un personnage sur l'écran. Quand la porte coulissait pour laisser passer des gens, entrait un furtif éclat de lumière, venu de l'autre salle, où, à quelque distance, se tenaient d'autres groupes en train de regarder les livres d'art et les cartes postales.

Le film passait sans dialogue ni musique, sans bande-son d'aucune sorte. Le gardien de musée se tenait tout près de la porte, et, il arrivait qu'en sortant, les gens le regardent, cherchant à croiser son regard, comme en quête d'une sorte d'une hypothétique compréhension mutuelle susceptible de valider leur effarement. Il y avait d'autres salles, des étages entiers, nul besoin de s'éterniser dans une pièce hermétique où ce qui se passait, quoi que ce fût, prenait, à se passer, un temps infini.

L'homme près du mur regardait l'écran, et puis il commença à longer le mur adjacent jusqu'à se trouver de l'autre côté de l'écran, de manière à voir la même action en image inversée. Il regarda la main d'Anthony Perkins se tendre vers la portière d'une voiture, la main droite. Il savait qu'Anthony Perkins utiliserait sa main droite de ce côté-ci et sa main gauche de l'autre côté. Il le savait mais il avait besoin de le voir et il se déplaça le long du mur dans la pénombre avant de s'écarter de quelques mètres pour regarder Anthony Perkins de ce côté-là de l'écran, au verso, Anthony Perkins qui utilisait sa main gauche, la mauvaise main, pour ouvrir la portière de la voiture.

Mais pouvait-il qualifier de mauvaise la main gauche ? Car en quoi ce côté-ci de l'écran eût-il été, en quelque façon, moins véridique que l'autre côté ? "

Deux vidéos : la première un extrait au ralenti de psychose; la seconde, à l'envers du bouquin et du propos, Psychose en 24 secondes.....